La tradition islamique de la réforme

Dr Charles, Saint-Prot, Directeur de l’Observatoire Géopolitiques de Paris, France

  • | Sunday, 24 May, 2015
La tradition islamique de la réforme

Résumé : Au lieu d’être la religion de la bigoterie et de la stagnation, l’Islam est celle de la raison et de la réforme permanente. Il est tout entier tourné vers l’action parce qu’il repose sur le lien indissoluble de la Tradition et du progrès. Le réformisme n’est pas une option nouvelle mais, au contraire, un concept très précisément au cœur de l’Islam. L’Islam est par nature réformiste et c’est la réactivation de l’effort d’interprétation (ijtihâd) qui permettra de redécouvrir toute la vitalité créatrice de la religion musulmane. L’Islam est une Tradition vivante qui doit faire l’effort de concilier la fidélité au dogme immuable et la prise en compte des évolutions. Ainsi, l’Islam conserve encore la possibilité de répondre, d’une manière positive et constructive, aux défis du monde moderne

 

Parmi les nombreux clichés qui tendent à donner une fausse image de l’Islam, l’un des plus récurrents est l’affirmation qu’il serait incapable d’évolution, il serait en quelque sort  marqué par le fatalisme et l’immobilisme. 

Trop souvent, on a voulu confondre le déclin des sociétés musulmanes, qui est une donnée historique, conjoncturelle, et ce qu’on a appelé à tort le déclin de l’Islam.

En réalité, l’Islam a surtout été victime des interprétations exagérément conservatrices de ceux qui ont privilégié la forme sur le fond ;

c’est à dire ceux qui ont eu recours à l’imitation aveugle, à la routine, aux habitudes plus ou moins folkloriques ;  ceux qui, en même temps, se sont dispensés de tout effort d’adaptation.

Mais surtout l’Islam a été et reste  victime des charlatans qui ont transformé une religion dynamique en une pensée à système, donc une pensée sclérosante.

Bien sur ces excès nourrissent l’hostilité ou du moins l’incompréhension dont l’islam est victime en Occident.

Hostilité d’autant plus marquée qu’on fait trop rapidement l’amalgame entre une immigration sans doute mal maitrisée et l’Islam.

Dans mon ouvrage intitulé La tradition islamique de la réforme, qui vient d’être publié au Caire dans une traduction du professeur Oussama Nabil, dans cet ouvrage donc je pose cette question : si l’Islam était tout simplement à l’opposé de l’image qu’en donnent ses ennemis ou ceux qui ne le connaissent que par ouï-dire, à travers les  représentations caricaturales dont il est victime depuis des siècles dans le monde occidental?

Est-ce que l’Islam ne serait pas le contraire des mauvaises interprétations faites par des extrémistes dont la caractéristique essentielle est l’ignorance ?

Et je réponds qu’au lieu d’être la religion de la bigoterie et de la stagnation, l’Islam est  par essence celle de la raison et de la réforme permanente.

C’est le premier sur lequel il faut insister

Le second est que le monde moderne a besoin du réformisme islamique

Donc, premier point ;

 l’Islam est réforme

Ce qui est frappant est le décalage que l’on peut constater entre la réalité réformiste de l’Islam et certaines conceptions figées.

Mais pour bien poser le débat il faut préciser le concept  de réforme.

Réforme n’est pas révolution ou chamboulement, la réforme dans l’Islam n’est pas celle du christianisme qui a conduit aux hérésies protestantes. La réforme ici, c’est l’effort de s’inscrire dans la continuité en se séparant des imperfections, des scories, des mauvaises interprétations.

Dès lors, dire que la réforme est au cœur de l’Islam n’est pas une clause de style.

 Le Message (Rissâla) de l’Islam est à la fois rappel, confirmation et, surtout, réforme.

Le Coran a été révélé parce que le message monothéiste avait été  perdu de vue,  le culte du Dieu unique avait perdu de sa pureté.

Par ailleurs, le Coran a été révélé pour conduire à une réforme de la condition humaine. Il incarne une vision essentiellement dynamique de la vie.

Le Prophète Mohammed est d’abord un réformateur.

La conciliation perpétuelle de la foi et du progrès  demeure l’une des plus belles caractéristiques de la pensée islamique.

Il est écrit dans le Coran 

« Chaque jour Dieu crée du nouveau ».

Cela donne à réfléchir. En effet, c’est dire que l’Islam ne s’est jamais présenté comme une doctrine close et figée.

La permanence du réformisme est attestée par un hadith du Prophète Mohammed affirmant  que,  chaque siècle, Dieu « envoie à cette communauté un réformateur pour renouveler les affaires de la religion en tenant compte des circonstances de son époque» [1].

Constater que la réforme est inscrite au cœur de l’Islam conduit à souligner que le réformisme est par conséquent inhérent à cette religion. 

L’Islam est tout entier tourné vers l’action  parce qu’il repose sur le lien indissoluble de la Tradition et du progrès.

L’Islam est en continuelle évolution parce que la Tradition bien comprise ne consiste pas à geler les concepts islamiques primitifs dans une sorte de rigidité cadavérique, mais elle est  source de vie et de progrès. C’est un capital dynamique, un capital  à réactiver sans cesse.

Dans ces conditions, il est possible de soutenir l’idée fondamentale que le réformisme n’est pas une option nouvelle ou conjoncturelle ; au contraire, c’est un concept qui se trouve très précisément ancré dans l’Islam.

Cela est d’ailleurs fort naturel puisque,  nous le savons, l’Islam, comme toute religion, est religion et société, dîn wa dounya.

Comme l’a écrit mon regretté maître, le grand orientaliste Jacques Berque, est  tout ensemble valable au temporel comme au spirituel, en tant qu’éthique religieuse ou que principe de gouvernement »[2].

Et c’est parce qu’il est religion et société, qu’il est interdit à l’Islam d’être statique puisqu’une société est par nature vivante et évolutive.

C’est pourquoi l’Islam  intègre l’effort d’adaptation (ijtihâd) car cet effort est nécessaire à l’évolution inhérente à toute société. Dans la mesure où des statuts légaux, des solutions juridiques (ahkâm) sont toujours à rechercher concernant les divers aspects de la vie, le droit musulman (fiqh) inclut tout naturellement l’effort d’interprétation individuel (ijtihâd).

 L’ijtihâd est le symbole même de l’Islam vivant, de cette Tradition dynamique qui est sa marque fondamentale[3]. Comme l’a écrit Mohammed Iqbal, l’ijtihâd traduit « le principe de mouvement de la structure de l’Islam » [4].

Dans ces conditions, le lien entre progrès et tradition est indissoluble. La tradition est transmission, donc mouvement. Le progrès est continuité. Le progrès donc surgit de la tradition comme « la tradition a surgi du progrès »[5].  Recevant  tout son contenu, de la Tradition, le progrès est  la Tradition qui se prolonge.

Cela si vrai que, s’agissant  de l’Islam, il est possible de dire que la Tradition a stimulé le progrès : elle s’est investie pour « tirer vers le haut la société »[6] et faire prospérer la civilisation arabo-islamique.

La Tradition islamique s’oppose si peu à l’idée de progrès qu’il est remarquable que l’Islam encouragea un formidable mouvement en faveur du progrès et de la connaissance scientifique, laissant aux savants une entière liberté dans leur domaine. Les historiens rappellent que les Arabes et les musulmans étaient au faîte de la civilisation quand l’Occident traversait une période de noirceur et de décadence[7].

Nous sommes ici au cœur de l’une des grandes vérités de l’Islam, à savoir que la ligne de fracture  ne se place pas entre le réformisme et la Tradition. La problématique se situe très exactement dans la nécessité de « repenser l’Islam sans rompre avec le passé »[8], c'est-à-dire dans le rapport étroit entre l’authenticité (assala) et la prise en compte des évolutions naturelles.

Nous pouvons en conclure que l’islam ne peut être opposé à la modernité, à condition que le mot modernité soit compris comme synonyme de progrès, comme c’est le cas par exemple dans l’œuvre d’un  Ibn Khaldoun.

Bien sûr, cette modernité progrès ne doit pas être  confondue avec la « modernité idéologie »  née des penseurs fumeux de la révolution française, qui fut, il faut le souligner la matrice des totalitarismes « modernes ». .   

Nous en arrivons naturellement au second point de mon exposé.

Trop souvent, en Occident, une laïcité militante, dogmatique et obsessionnelle, entend faire disparaitre la religion ou, du moins, réduire le religieux à l’affaire privée de chaque individu, sans qu’elle puisse prendre part à la production des normes et à la recherche du sens. 

François Burgat a cette remarque fort juste:

« Derrière l’étendard de la laïcité, c’est l’étiolement de la superficie de la sphère religieuse davantage que sa séparation de la sphère publique qui a marqué  le siècle des héritiers de Jules Ferry»[9].

La mission essentielle de la religion est de donner  un sens collectif.

C’est bien la question fondamentale de notre époque. La dé-spiritualisation, la dé-signification et, finalement, la déshumanisation du monde. Le renversement des valeurs traditionnelles sur lesquelles se sont bâties nos civilisations. Tout cela au nom de la prétendue liberté absolue de l’individu contre tous, une liberté qui confère des droits sans limites –y compris le droit d’exploiter son prochain ou celui  « d’épouser son chien » 

 Sauf à considérer que l’individualisme, le matérialisme, le consommationisme, le culte de l’immédiat ou  la frénésie du mouvement pour le mouvement constituent « les bases nouvelles » d’un socle de valeurs morales et sociales acceptables, force est d’admettre que le rôle rassembleur de la religion, autour de valeurs communes et d’un bien commun supérieur, est loin d’être révolu.

C’est très exactement ici que se place la problématique de notre colloque, Le réformisme musulman et les enjeux de la modernité

Une bonne compréhension de l’Islam appelle à un effort de revivification.

 Et cette revivification est dans l’intérêt de toute l’humanité puisqu’il s’agit de faire face à un nouveau désordre mondial qui ne fait plus aucune place à l’homme, à la diversité des civilisations et à l’idée même de civilisation.

Ainsi,  l’Islam, avec les autres religions abrahamiques, n’est pas seulement le dépositaire de valeurs propres et universelles, il est désormais le principal môle de résistance contre ce qui est la dé-spiritualisation, la dé-signification et, finalement, la déshumanisation du monde.

 C’est dire si la religion islamique conserve toute sa mission au service de l’humanité, en particulier en rappelant que la civilisation n’est pas dans des individus successifs et éphémères mais dans ce qui donne à l’ensemble une unité et un sens.

Cela suppose se savoir concilier la permanence, c'est-à-dire les principes dérivés de la Révélation (wahy), et les changements exigés par l’évolution des sociétés.

C’est pourquoi, l’Islam a besoin  de nouveaux réformistes de l’envergure d’un Rifa’a el Tahtaouii, d’un Mohammed Abdou, d’un Rachid Rida ou d’un Mohammed Iqbal.

. Pour compenser l’immobilisme qui a affecté la pensée islamique , pour réduire les excès des extrémistes sectaires, pour  échapper à l’idéologie du reniement colportée par ceux qui sont passés avec armes et bagages à l’Ouest et ont renié leur identité,  l’Islam a besoin de nouveaux sages qui, en pratiquant l’ijtihâd à la lumière du Coran et de la Sunna, réaffirmeront son Message vivant et éternel en apportant des solutions adaptées aux situations nouvelles.  

C’est de l’ijtihâd que l’Islam continue à avoir besoin dans ses efforts de réforme pour continuer à combiner Tradition ne se confondant pas avec des archaïsmes folkloriques, et progrès ne signifiant pas acculturation et innovations blâmables.

C’est en lui-même et non en imitant des modèles extérieurs qui sont d’ailleurs loin d’être convaincants, que l’Islam trouvera la force de relever les défis du monde moderne.

 A y regarder de près, le monde musulman qui a connu plusieurs  périodes de déclin, a toujours puisé en lui-même l’énergie de se réformer en s’appuyant sur la vérité et l’authenticité d’un Message qui invite au refus de la stagnation et la routine.

Aujourd’hui, comme hier-, c’est la réforme (Islah), c’est à dire la « réactivation » de la tradition islamique par l’ijtihâd, qui permettra de retrouver tout le dynamisme et toute la vitalité créatrice de la religion musulmane. C’est ainsi que l’Islam sera fidèle à sa vocation.

Jacques Berque a bien mis en exergue la dynamique qui fut celle de l’Islam : « L’Islam m’apparaît, comme un système qui, à une époque de lassitude du monde, voulut lui rendre sa jeunesse ».

Or voici que le monde connaît encore une grande lassitude morale et spirituelle. La question est désormais de retrouver son identité dynamique et, peut-être, à travers elle, « de proposer à son tour de nouveaux modèles à la vie du monde »[10]. Fort de ses valeurs spirituelles et des réalisations d’une civilisation prestigieuse, l’Islam conserve, comme le proclamait un grand nationaliste arabe,  « la même et invariable aptitude à se développer, engendrer et innover »[11],

Réponde aux défis du monde moderne. C’est un combat pour le progrès de l’humanité qui est toujours à recommencer.

De même que la Révélation ne se limite pas à un moment de l’Histoire mais se poursuit dans le temps, le progrès exige l’action inlassable des hommes dans leur effort sur le chemin de Dieu. C’est pourquoi l’Islam est essentiellement réformiste.


 

[1] Hadith rapporté dans les Sunan de Abou  Daoud (m. en 889).

 

[2] Berque, Jacques. L’Islam au défi. Paris: Gallimard, 1980.

[3] V. Saint-Prot, Charles. Islam. L’avenir de la Tradition entre révolution et occidentalisation. Paris : Le Rocher, 2008.

[4] Iqbal, Mohammed. Reconstruire la pensée religieuse de l'Islam (trad. de l’anglais, 1934) Paris : Adrien Maisonneuve, 1955.

[5] D’Ormesson Jean. Réponse au discours de réception à l'Académie française de Madame Yourcenar, 22 janvier 1981. Paris : Gallimard, 1981.

[6] Chiguer Mohammed. Pensée piégée, islam et modernité. Rabat, 2008.

[7] Voir Miquel, André. L’Islam et sa civilisation. Paris: Armand Colin, 2002.

[8] Iqbal, Mohammed. The Reconstruction of Religious thought in Islam. Londres : Oxford University Press, 1934.

[9] Burgat, François. L'islamisme à l'heure d'Al-Qaida.

[10] Miquel, André. Propos de littérature arabe. Paris : Le calligraphe, 1983.

[11] Aflak, Michel. « Commémoration du Prophète arabe » [1943], op. cit.

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