Discours de son Eminence le Grand Imam, dans le Forum"Potentialités de la Paix dans les Religions" à l'Université de Münster

  • | Saturday, 19 March, 2016
Discours de son Eminence le Grand Imam, dans le Forum"Potentialités de la Paix dans les Religions" à l'Université de Münster

Au nom d'Allah, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux
Chère Prof. Dr. Ursula Nelles, rectrice de l'Université de Münster,
Messieurs les professeurs,
Chers étudiants,

Al-Salām'AlikumWa-Raḥmatuallah Wa-Barakatuh !
(Que la paix et la miséricorde d'Allah soient sur vous !)

    Je vous salue tous du fond de mon cœur et j'adresse mes remerciements les plus sincères au Professeur. Dr. Ursula Nelles qui a eu la gentillesse de m'inviter à ce forum scientifique afin de vous parler et de vous écouter par rapport à la question qui préoccupe notre monde contemporain et défie toutes ses réalisations civilisationnnelles en les jetant au vent. Il s'agit alors de la question de la "paix" régionale et internationale et de la protection des civilisations humaines contre tous les dangers dont le terrorisme transcontinental est en croissance constante. Ce qui aboutira à un résultat inévitable à savoir le retour de l'humanité à la barbarie et à l'anarchie.
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Permettez-moi, chers savants et intellectuels, de vous exposer mon point de vue sur ce sujet d'une manière non traditionnelle puisque je suis bien intéressé par la question de la recherche de la « paix » que nous avons longtemps perdue, notamment dans ces dernières années où notre Orient Arabe est devenu une scène où l'on voit chaque jour le versement du sang, la destruction, la mort et le saccage.
Chers messieurs !
L'intervenant, que vous êtes en train d'écouter maintenant, représente toute une génération, qui - je n'exagère pas de le dire- si elle s'est bénéficiée quelquefois de la paix, les guerres et les grands malheurs l'ont frappée le plus souvent sans raison justifiable, ni logique acceptable. Quand j'avais moins de dix ans, j'ai vécu l'agression tripartite contre l'Egypte en 1956. J'ai souffert, tout comme les autres enfants de mon âge, de plusieurs formes de panique et de terreur dont je n'aimerais pas me le rappeler aujourd'hui où je suis devenu septuagénaire.
Dix ans plus tard, la guerre de 1967 a été déclenchée et on a vécu cinq ans dans une situation critique, étouffante et décevante puisqu'on avait perdu Sinaï en un clin d'œil et le danger était très proche de nous. Nous avons donc mené une vie basée sur une économie de guerre qui ne subvenait qu'à nos besoins bien indispensables. Dans ce contexte, je ne pourrais jamais oublier le bombardement aérien menant à la destruction totale d'une école sur la tête de tous ses élèves, garçons et filles.
Ensuite, a eu lieu la guerre de libération en 1973 avec un goût bien différent cette fois-ci. Nous avons connu, pour la première fois, le sens de la victoire et la fierté due à la restitution de la dignité. A ce moment-là, nous avons cru que l'Orient Arabe allait commencer une période de stabilité et de développement durable et rattraper le train du progrès, de la paix et de la prospérité.
Un peu plus tard, nous avons été surpris par un autre type de guerres et de théories modernes où la lutte armée ne vise pas à combattre un ennemi extérieur, mais plutôt à semer la discorde entre les citoyens appartenant à la même patrie et au même peuple après avoir préparé le terrain par la création des foyers de tension doctrinale et de conflits ethniques et confessionnels. Ensuite, on commence à exporter des armes aux parties belligérantes et des guerres féroces se mettent à se déclencher pour tout ravager.

Mesdames et Messieurs !
En effet, l'esprit sain se détraque en cherchant une seule raison logique justifiant cette destruction qui a touché la plupart des pays de la région dans la mesure où l'élimination des régimes totalitaires ne doit jamais impliquer le bombardement aérien des peuples vivant en paix et la destruction des maisons sur les têtes de leurs habitants y compris les femmes et les enfants.
D'ailleurs, les communautés ethniques et confessionnelles coexistaient longtemps dans cette région en paix et en sécurité car les religions et les doctrines ne datent pas d'aujourd'hui, mais elles sont très anciennes. Pourtant, elles, aussi, ont coexisté en paix sous la civilisation islamique sans que l'on porte aucune atteinte ni à leurs croyances ni à leurs potentiels. Au contraire, elles représentaient un élément de richesse qui a réalisé la cohésion, l'unité et la solidarité dans la société.
L'esprit sain se détraque également lorsqu'il cherche des explications pour l'éclatement simultané de ces guerres au même temps, dans la même région et entre les citoyens du même pays sans toucher le reste du monde.  
Une fois, j'ai déposé la carte du monde devant moi et je me suis mis à chercher, entre ses continents, une région où l'on peut entendre le fracas des armes, voir les fleuves de sang ou même constater les queues des fugitifs qui errent dans le désert, sous la pluie et la neige, sans abri ni nourriture ni médicament. Je n'ai trouvé que la zone arabo-musulmane qui représente un théâtre pour ces tragédies.
Ainsi, je me suis demandé : notre région connaissait-elle des circonstances et des mutations impliquant des guerres similaires à celles qui viennent de commencer et nous ne savons pas à quel moment elles prendront fin ?
Une révolution contre un régime quelconque dans notre temps pourrait-elle provoquer, dans les pays, des guerres civiles qui pourraient durer plusieurs années produisant ainsi un bain de sang qui s'accroît jour après jour ?
On pourrait aussi poser d'autres questions qui cherchent vainement des réponses logiques. La seule certitude que j'ai, au sein de ces questions confuses, c'est que l'Islam, comme toutes les religions, ne pourrait en aucun cas être provocateur de cet enfer qui s'est déclenché et qu'on ne peut plus contrôler. Les bénéficiaires de ces guerres s'ingénient même à instrumentaliser la religion pour en faire carburant menant au déclenchement de la guerre et à la continuité de saccage et de destruction.
Je ne veux pas, chers Messieurs, universitaires et savants, prendre plus de temps pour parler des évènements dramatiques que connaît actuellement le Moyen-Orient, car vous les savez même mieux que moi. Mais,  je voudrais simplement dire qu'il ne faut pas accuser les enseignements des religions célestes de la parte de la paix, mais celle-ci s'explique par les circonstances politiques et ses équivoques sur le plan régional et international, par les politiques de l'hégémonie mondiale et par les théories économiques qui ne respectent point les normes éthiques. En effet, les partisans, les philosophes et les penseurs de ces théories ne trouvent pas de mal à ce qu'un petit nombre de gens puisse être heureux au détriment de la majorité et à ce que la richesse, la science, le progrès et la prospérité soient bien réservés au Nord alors que la pauvreté, la maladie, l'ignorance et le malheur restent entassés dans le Sud.
Nous devons alors chercher les raisons de l'absence de la paix dans cette disparité codifiée entre les deux rives de la Méditerranée. Nous devons les chercher également dans le comportement des grandes civilisations contemporaines qui ne trouvent aucun mal à inventer un ennemi imaginaire pour le combattre et lui exporter le conflit, au-delà de leurs frontières, afin de se jouir de leur union et leur paix sociale interne face à leur ennemi externe. Ces complexités internationales, dont j'ai souligné certains effets négatifs, sont responsables aujourd'hui d'une partie, grande ou petite, de la souffrance du monde arabo-musulman.
L'Organisation des Nations Unies, qui a été créée pour maintenir la paix et la sécurité internationales, peut contribuer à résoudre les problèmes du Moyen-Orient, à éteindre ses feux et à sauver les veuves, les orphelins et les mères endeuillées qui n'ont rien à voir avec ce conflit.           
Mesdames et Messieurs !
Je vous prie de bien vouloir m’excuser pour ma franchise qui va peut-être au-delà des discours convenus sur le sujet. Mon excuse, c’est que je m’adresse à des collègues et à des savants. Je ne pense pas que leur méthodologie de recherche en matière de questions épineuses permette de sélectionner certaines hypothèses au détriment d’autres pour en tirer des conclusions exactes. De là, la franchise devient la loi. Ce que je vous ai dit ici est l’opinion de la majorité écrasante d’intellectuels, de penseurs et d'analystes en Orient alors que les médias et les réseaux sociaux le présentent en tant que vérité établie convenue.  
Quant aux potentialités de la paix dans les religions, je ne peux rien ajouter de neuf à ce que j’ai déjà dit et répété lors des conférences sur « le dialogue interreligieux » tenues aux capitales de l’Europe, de l’Amérique et de l’Asie au cours des quinze dernières années. Permettez-moi, afin de ne pas vous déranger, de résumer ma vision sur cette question conformément aux enseignements de ma religion qui appelle, je le crois, à la tolérance et à la miséricorde :
Premièrement : les religions célestes ne sont venues que pour tracer à l’homme la voie du bonheur dans la vie d’ici-bas et dans l’au-delà, lui enseigner les valeurs de la miséricorde, de la vérité et de la charité. Elles lui montrent également qu’Allah lui a préféré à toutes les autres créatures et fait de lui Son calife sur la terre en rendant sacrés son sang, ses biens et son honneur. Si vous entendez ou lisez qu’une religion céleste autorise le versement du sang et la violation des droits de l'Autre, sachez bien qu’il s’agit là d’une falsification de la réalité de cette religion.
Deuxièmement : Nous, les musulmans, croyons que l’Islam n’est pas séparée des religions antérieures comme le Christianisme, le Judaïsme et la religion d’Abraham. Bien au contraire, le Coran nous apprend que la religion d'Allah est une :"l’Islam" dans son sens général qui désigne le fait de se soumettre à Allah, de L'adorer et de se remettre à Lui. Par le terme "religions" évoqué dans nos discussions, nous entendons réellement les messages divins qui constituent tous la lignée de la seule religion.
De là, nous constatons que l’Islam s’accorde avec les messages divins antérieurs en ce qui concerne les fondements de la Foi et les grandes valeurs en ayant toujours des liens organiques avec elles. En effet, croire aux prophètes et aux messagers antérieurs, aux livres célestes qui leur ont été révélés est une partie intégrante de la Foi du musulman en la prophétie de Mohammed, à lui bénédiction et salut,
et en le Coran.
De même, le Coran nous montre aussi que la législation divine révélée à Mohammad est conforme à celle révélée à Noé, à Abraham, à Moïse et à Jésus, à eux, tous, bénédiction et salut. Ceci explique l’ouverture de l’Islam sur les religions célestes antérieures, notamment le Christianisme. C’est une réalité unanimement reconnue et on n’a pas besoin de l’éclaircir.
Troisièmement : Le Coran constate trois vérités étroitement liées l'une à l’autre concernent la vision de l’Islam vis-à-vis de l’humanité et de son institution de la nature des relations entre les musulmans et l'Autre.
La première vérité est que la Volonté divine a exigé que les gens ont été créés ayant par nature des religions, des croyances, des couleurs, des langues et des sexes différents. Une différence permanente et immuable.
La deuxième vérité, qui est logiquement liée à la première, est que la relation entre les différents peuples devrait être basée sur « l’interconnaissance » dans le sens de la coopération mutuelle. Le Coran l’a bien exprimée par le terme "Ta'āruf " ou "interconnaissance" dans le verset 13 de la Sourate 49. Le lien entre ces deux vérités est forcément logique et solide, car on ne peut pas imaginer qu’Allah crée les gens différents en matière de religion et qu’Il leur permet en même temps de transformer ces relations d'interconnaissance en conflits, combats et guerres. Or, s'en suit une contradiction entre le droit à la liberté de conscience et la confiscation de ce droit à travers les guerres qui se terminent par forcer les gens à embrasser une seule religion.
Je tiens également à souligner ici une vérité historique très reconnue : les Musulmans n’ont jamais porté les armes contre les autres à cause de leurs croyances ou de leurs religions, sauf dans le cas où ces derniers se transforment en un ennemi qui fait la guerre contre les Musulmans. Dans ce cas, le combat a pour raison l'attaque et l’agression et non la religion.
Quant à la troisième vérité liée aux deux autres : c’est la liberté de conscience que l'Islam garantit. Je vous rappelle ici deux versets coraniques que vous apprenez par cœur : "Nulle contrainte en matière de religion ! Car le bon chemin s'est distingué de l'égarement…" (Sourate al Baqara, la Vache, V 256) et "Quiconque le veut, qu'il croie, quiconque le veut qu'il mécroie…» (Sourate al Kahf, V 29).
De même, je cite le hadith du le Prophète, à lui bénédiction et salut :"Tout Juif ou Chrétien qui ne veut pas se convertir à l'Islam, il ne faut pas le forcer à le faire "
Quatrièmement : le Coran établit qu’Allah a envoyé Muhammad comme une miséricorde pour al-'ālamīn (tout l'Univers). Le terme "'ālamīn" est plus général que le terme "muslimun". En effet, cette miséricorde s'étend pour englober les animaux, les plantes et même les objets. Le Coran s'adresse ainsi au prophète : "Et Nous ne t'avons envoyé qu'en miséricorde pour l'univers". (Sourate al Anbiā’, les Prophètes, V 107). De même, le Prophète dit à toute l’humanité : « je ne suis qu’une miséricorde envoyée par Allah".
Sans doute, le temps ne me permet pas de parler plus en détail du comportement admirablement exemplaire du Prophète à l'égard de toutes les créatures.
Je me contente ici d'indiquer ses enseignements relatifs à l’interdiction de tuer les personnes âgées, les faibles, les femmes, les enfants pendant la guerre avec les ennemis, d'égorger leurs animaux, sauf pour en manger et selon les besoins, de détruire et de saccager leurs maisons ou même d'arracher leurs plantes et de faire disperser leurs abeilles.
Ce qui est frappant est que ces enseignements interviennent dans le contexte de guerre où la miséricorde de l'être humain envers l'animal, les plantes et les objets n'a pas, le plus souvent, lieu.
Il s’agit effectivement donc de Muhammad, la "miséricorde offerte" qu'Allah a envoyée pour englober toutes les créatures même en cas de guerre. Ce prophète plein de miséricorde envers l'animal nous a parlé une fois qu'une femme est entrée à l'enfer pour avoir emprisonné un chat et ne l’a pas laissé se nourrir, et également d’un homme qui est entré au paradis pour avoir donné à boire à un chien crevé de chaleur. Ainsi, Allah lui a pardonné et l'a fait entrer dans le Paradis.
Cinquièmement : les directives du Saint Coran ne se contentent pas d'établir des liens entre l'Islam et la paix sur la base de la notion de la miséricorde, mais ces mêmes directives n'ont pas donné choix aux Musulmans d'adopter ou non ce principe. Nous remarquons que le terme "as-salām (la paix) et son concept dans le Coran sont forts présents au point que le terme Islam et celui de salām constituent deux faces d’une même devise. Il suffit pour en prouver de dire que le terme "salām" et ses dérivés sont mentionnés dans le Coran 140 fois, alors que le terme "ḥarb" (guerre) et ses dérivés sont cités six fois uniquement.
Il est donc normal que l'Islam approuve la valeur de la paix en tant que principe de base que doit gérer les relations entre les musulmans et les non-musulmans et que les relations du conflit et du combat avec les pacifiques parmi les non-musulmans n'ont pas lieu dans la philosophie du Coran.
Messieurs les savants !

Comment appliquons-nous donc le concept de paix établi par les religions dans notre réalité si compliquée ? La réponse par laquelle je devrais terminer mon discours est la suivante :
Nous devons tout d'abord établir la paix entre les spécialistes de toutes les religions, et non pas entre ceux de la même religion. Il s’agit d’une problématique digne d'un dialogue visant à trouver les dénominateurs communs, étant multiples et importants, entre les religions. Si les hommes de religion ne se mettent pas d'accord entre eux, il n'y aura aucun espoir en leur capacité permettant d'appeler à la paix et de la promouvoir entre les hommes, car celui qui n'a pas les moyens, n'aura rien à donner.
Comment le réaliser donc, c'est ce que j'ai besoin de l'écouter de vous ?
Merci pour votre attention !

Al-Salām 'Alikum Wa- Rahmatuallah Wa- Barakatuh/

Que la paix, la miséricorde et la bénédiction d'Allah soient sur vous

Ahmed al-Tayyeb
Cheikh de l'Azhar

 

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