Discours inaugural du Grand Imam devant le Forum: « Les Sages de l'Orient et de l'Occident » tenu à Florence en Italie

  • | Friday, 11 September, 2015

Au nom d'Allah le tout miséricordieux le très miséricordieux.

Messieurs les sages de l'Orient et de l'Occident.

                                Assalamuallaykum …

J'ai l'honneur d'être parmi vous aujourd'hui dans cette rencontre qui, je n'en doute pas, sera historique‏. L'histoire enregistrerait, un jour, cet évènement avec des lettres de lumière. En fait, rien n'est difficile pour Dieu.

Ce travail qu'on voit aujourd'hui ses premières phases (alors qu'on ne connait rien de ses étapes ultérieures) était tout simplement une idée abstraite dans le monde imaginaire lorsque nos anciens amis le Père Vitorio Inari, madame Pawla Pitzo et madame Andrea Tartini m'ont rendu visite, depuis un an ou plus, dans ma maison située au quartier "Misr al-Jadidah" au Caire. On discutait, alors, la question du « dialogue entre les religions et civilisations » : dans quelle mesure ce dialogue a-t-il influencé la relation entre l'Orient et l'Occident ? A-t-il produit ses résultats escomptés sur le plan du rapprochement entre les civilisations et d'apaisement des tensions qui caractérisaient leurs relations, surtout après la transformation de ces relations en des relations de conflit horrible ?

Après de multiples contributions dans le domaine du dialogue entre les religions et civilisations, j'estime que ce dialogue n'a pas encore réussi à préciser les points du conflit, qu'il soit un conflit déclaré ou taciturne, entre le monde arabo-islamique et l'Occident. Ainsi, ce dialogue n'a pas réussi à  élaborer une vision prospective pour sortir de cette crise mondiale dont le prix pourrait être payé par l'humanité toute entière si on la laisse ainsi sans trouver des solutions : cette crise pourrait avoir pour conséquence des ravages, des destructions, des régressions et des meurtres. Le prix payé serait, peut-être, plus cher que celui qu'on a payé, pendant la première moitié du dernier siècle, aux Première et Seconde Guerre mondiale.  

Dans un climat de déception et d'angoisse sur le sort du monde qui se trouve au bord de l'effondrement civilisationnel, est née l'idée de tenir une rencontre réunissant une élite de sages de l'Occident et de l'Orient en vue d'étudier une affaire si délicate et si compliquée pour en trouver une issue ou, au moins, semer une graine d'un arbre de paix qui pourrait donner un jour ses fruits.

En effet, j'ai été encouragé à réfléchir plus qu'avant à ce projet après avoir vu de près l'attitude du Conseil des Sages Musulmans, auquel je suis membre, qui veille inlassablement à  mettre fin aux guerres où elles se trouvent, à travers les Caravanes de paix qui parcourent le monde tout entier pour atteindre cet objectif sublime...    

J'ai été, en plus, encouragé par le fait que mes amis à la communauté de Sant 'Egidio ont montré un intérêt à parrainer cette proposition et la transformer en une réalité. Si les enseignements de l'Islam nous indiquent que « Ceux qui ne remercient pas les gens, ils ne remercient pas Allah », je tiens donc à remercier infiniment les responsables de cette Communauté qui œuvrent depuis longtemps en faveur de la fraternité humaine, la paix internationale, l'amour et l'affection qu'enseignent à la fois les prophètes Mohammad et Jésus, à eux bénédiction et salut.

Chers frères sages

Je croyais qu'il était facile pour un chercheur de saisir le sens de l'Orient et celui de l'Occident et de dégager les éléments distinctifs entre les deux conceptions qui en dissipent la confusion et l'ambigüité. Pourtant, la déception était le résultat de la première tentative visant à envisager un sens exact et une définition précise et concise, comme le disent les logiciens, pour ces deux entités qui sont géographiquement écartés  mais historiquement et civilisationnellement entrelacés.

 

Si nous commençons par définir « l'Occident », il vient immédiatement à l'esprit une série de définitions distinctes et contradictoires qui aboutissent à ce que l'Occident ne se constitue pas une seule entité européenne face à « l'Orient ». Il ne suffit pas par exemple de définir l'Occident en partant des caractéristiques religieuses et ethniques tout en disant par exemple « L'Occident désigne les peuples européens qui embrassent le christianisme » car cette définition serait confuse lorsqu'on tient compte que des millions de musulmans qui ont émigré à l’Europe et aux Etats-Unis ont occupé une place assez importante dans la tissu sociale de l’Occident et ont eu un grand impact sur les différents domaines de la vie occidentale : les coutumes, les traditions, les arts, les comportements…

D’ailleurs, cette influence mutuelle n’est pas un phénomène nouveau, mais elle est plutôt ancienne. On a pu la reconnaitre à travers l’histoire des civilisations orientale et occidentale et celle des centres civilisationels en Europe qui se sont illuminés depuis longtemps par les sciences arabes et les ont transmises à tous les peuples européens. Florence, qui nous accueille aujourd'hui, a une longue histoire à la fois religieuse, culturelle et artistique [...]. Elle était le centre de communication le plus important.

En effet, comment l'Orient définit-il l'Occident ? L'occident signifie-t-il le Christianisme, la laïcité ou bien l'athéisme ? Signifie-t-il la puissance militaire et économique ? Signifie-t-il la lumière et les droits de l'homme ? Signifie-t-il le fascisme et le racisme ?

Signifie-t-il l’art, la culture et les maisons de mode ? Signifie-t-il la production et la consommation ? Signifie-t-il la science, la technologie et les usines des armes destructives ? En effet, quoi qu’on examine et analyse le terme « Occident », on n’obtient, enfin, qu’une définition très complexe et contradictoire[1].       

Ce qu’on a dit à propos de la définition du terme « Occident » peut s’appliquer, en une grande partie, à la définition du terme « Orient ». En effet, l'influence de la civilisation occidentale sur la civilisation orientale ou bien musulmane est si claire pour tout chercheur clairvoyant, au point que cette force devienne une sorte "d'invasion" pour beaucoup de pays musulmans. De plus, le monde musulman n’est pas géographiquement unifié. Les liens nationaux entre ses pays sont plus forts que les liens religieux. L’Iraq et l’Iran sont des pays musulmans mais ils se sont entre-tués plusieurs années à cause des divergences sectaires et des intérêts. A cet égard, les liens religieux n'arrivent pas atténuer l’atrocité de la guerre entre eux. 

Les appels à constituer une « communauté musulmane » unifiée n’a pas eu d’effets considérables. Raison pour laquelle, certains disent qu’il n’y a pas une entité nommée le monde musulman « qu’on peut considérer comme un danger menaçant l’Occident qui a une force plus grande et plus forte »[2].

..                 ..                 ..

De mon point de vue tellement neutre et optimiste, je crois que les éléments enchevêtrés entre Orient et Occident et représentés par l'échange des éléments scientifiques, culturels et artistiques entre les deux civilisations, pourraient constituer un terrain d'entente permettant de créer un rapprochement culturel. Un tel rapprochement doit être basé sur la complémentarité et l'échange d'intérêts, l'ancrage des principes de la démocratie, de la liberté, et du droit de l'homme Oriental, à l'instar de son confrère en Occident, à mener une vie paisible et digne. Aussi, j'ai un grand espoir à ce que les pays puissants et riches renoncent au despotisme, à la partialité et à la politique de deux poids, deux mesures : un poids pour l'Occident et un autre pour l'Orient. Ils sont aussi appelés à mettre fin à leurs politiques autoritaires à l'encontre des faibles et des opprimés. Il me semble que ces politiques se sont mises d'accord sur le fait de diviser le monde en deux camps : d'une part la richesse, la sécurité, le bien-être, le progrès scientifique, cultuel, artistique et civilisationnel, d'autre part les guerres, le versement du sang, le terrorisme, la destruction, la pauvreté, l'ignorance et les maladies pour les autres.

Je pense que vous me partagez le même point de vue sur le fait que le monde se trouve actuellement dans une situation bien critique et que la vision des populations Musulmanes en Orient vis-à-vis du système de la domination de la force et son utilisation excessive pour démolir la volonté des peuples, n'est pas du tout positive. Certes, on peut admirer la force d'un puissant, pourtant on le méprise à cause de l'absence de la dimension morale et du sentiment de la solidarité et de la fraternité humaine. Telle est la différence entre la force tyrannique et la force de la justice et de la paix.

Je voudrais même aller plus loin en affirmant que le grand sentiment de la haine contre le système mondial oppresseur n'est pas exclusif aux Musulmans de l'Orient, c'est plutôt un sentiment commun entre eux et un nombre bien important de ceux qui aiment établir la justice et la paix parmi les Occidentaux. Car les fondements des valeurs humaines dans l'esprit et les sentiments chez ces Occidentaux restent compatibles à sa nature primordiale et à son origine humaine pure. Ils n'ont pas encore été déformés par les valeurs de la force, de l'intérêt et du profit et des théories philosophiques selon lesquelles la fin justifie le moyen, quelle que soit la laideur de ce moyen et sa mauvaise position à l'échelle de la vertu et des valeurs morales.

J'espère que vous ajouterez foi à ma parole si je dis que nous, les Musulmans et les Chrétiens de l'Orient, ne considérons plus la culture de la force et de la domination comme la culture idéale à qui aspirent les gens, malgré les cris des prédicateurs de la globalisation dans tous les pays du monde. Il y a de grandes réserves sur ce modèle culturel qui, malgré le fait qu'il constitue une source de joie pour certains, est, sans doute, une source de malheur pour beaucoup d'autres ayant des consciences éveillées et saines dans les quatre coins du monde.

Il est juste de dire qu'il y a de grands efforts à déployer par les Orientaux, Musulmans et Chrétiens, pour changer leur vision à l'égard de l'Occident et des Occidentaux. En réalité, il y a un sentiment de peur et d'insécurité vis-à-vis de l'Occident. Les Orientaux pourraient avoir ce qui justifie cette peur, mais elle reste enfin bien exagérée dont les limites sont enchevêtrées avec celles de la haine et de la vengeance. D'où vient la catastrophe qui, une fois ignorée dans ce chemin malheureux, finira sans doute par le déclin de la civilisation musulmane seulement, comme le prévoient les théories du conflit des civilisations, voire même par le déclin des deux civilisations, musulmane et occidentale, à la fois.

          Par ailleurs, les Orientaux sont invités à établir des relations plus proches et plus solidaires, avec l'Occident et à ne pas considérer la civilisation occidentale dans son ensemble comme source de maux et rébellion contre les valeurs religieuses et morales. Il faut remplacer cette vision excessivement pessimiste par une autre plus ambitieuse où la civilisation occidentale parait une civilisation humaine. Si cette dernière renferme certains défauts, il ne fait aucun doute qu'elle a sauvé l'humanité et l'a transmise à des horizons scientifiques et techniques qu'elle n'aurait pas pu atteindre tout au long de son histoire si ce n'est pas par les efforts des savants Occidentaux en ce qui concerne l'étude des ressources du savoir littéraire, expérimental et artistique. Par contre, l'Orient, à son tour, a de quoi boucher les trous spirituels et religieux de l'Occident et de quoi lui permettre de protéger sa civilisation contre les facteurs de la dissolution et du déclin. Pour sa part, l'Occident a beaucoup à donner à l'Orient pour le sauver de la régression scientifique, technique, industriel, …etc.

          Chers Sages honorables, y a-t-il un espoir à ce que l'Occident diminue sa prédominance et son arrogance et que l'Orient réduise ses obsessions et ses mauvaises intentions, afin que chaque partie se croise avec l'autre au milieu du chemin dans une rencontre de connaissance, de fraternité et d'échange d'expériences et d'intérêts ?!

Chers Messieurs les Sages,

Permettez-moi d'attirer votre attention à deux points indispensables pour tout rapprochement entre l'Orient et l'Occident :

Le premier est le verset Coranique que répètent les Musulmans, hommes, femmes et enfants, jour et nuit, et dont le contenu est bien appris par cœur par beaucoup d'intellectuels et de penseurs Occidentaux, vu sa répétition dans les forums et les rencontres de dialogue. Il s'agit du verset où Allah, le Très Haut, dit :

« Ô hommes! Nous vous avons créés d'un mâle et d'une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez. Le plus noble d'entre vous, auprès d'Allah, est le plus pieux. Allah est certes Omniscient et Grand- Connaisseur ». (Al-Hujurat. V.13)

A partir de ce verset, tous les Musulmans, sans exception, comprennent que l'entre-connaissance est l'objectif sublime divin pour lequel Allah a créé les gens. Cette entre-connaissance implique bien sûr la coopération, l'échange d'intérêts et non pas le conflit, l'élimination et la domination.

Si l'interconnaissance humaine constitue la loi divine régissant les relations internationales entre les hommes, est-il possible de dire que ceci pourrait être réalisé si les intentions sont sincères et les volontés sont véridiques ?!

Messieurs, Vous seriez étonnés lorsque je vous informe que les cheikhs de l’Azhar, dans les années quarante, ont anticipé tout le monde en attirant l’attention à cette solution qui n’a pas d’alternative. Ainsi, le Cheikh de l’Azhar, cheikh  Muhammad Mustafa al-Maraghi (Mort en 1946 ap. J.C.), lors de son discours devant la Conférence Mondiale des Religions tenue à Londres en 1936, avait réclamé une solidarité mondiale entre toutes les communautés pour mettre fin aux conflits des peuples et des nations. Dix ans plus tard, le cheikh Muhammad Arafah a écrit en 1946 un article dans la revue de l’Azhar appelant à une coopération entre l’Islam et l’Occident. Ce qui l’a poussé à lancer cet appel, ce sont les inventions qui ont accompagné la Deuxième Guerre mondiale, telles que la bombe atomique et les armes de destruction massive. Il a mis en garde contre l’annihilation du monde dans le cas où les combattants utilisent ces inventions. Puis, il a conclu que le rapprochement entre les peuples et l’élimination des causes du litige et de la haine sont indispensables. Aussi, il a souligné l’importance de faire de la planète une seule ville dont les habitants seront interdépendants.

Dans son appel à cette coopération mondiale, le cheikh a stipulé que l’Occident devrait comprendre l’Islam et que les Musulmans comprennent la modernité de l’Occident.  En effet, la bonne entente entre les Musulmans et l’Occident dissipe la méfiance entre eux et leur permet de vivre ensemble dans un climat de coopération où chacun joue son rôle au service de l’humanité. Le cheikh a aussi appelé les Oulémas musulmans à démontrer la réalité de la modernité de l’Occident pour que la reconnaissance remplace le reniement et que la paix remplace la querelle. [Revue de l’Azhar, 1366 h., pp. 147-149].

Quant à la deuxième question, elle porte sur le danger funeste qui nous menace tous. Je voudrais dire le terrorisme et la violence qui menacent le monde entier. Aussi, tous les groupes, les organisations et les mouvements armés qui ont vu le jour, parlent, souvent, au nom de la religion exploitant leurs Livres Saints pour justifier l'agression contre les autres, la confiscation de leurs biens et leur expulsion de leurs pays. Il est donc inévitable de faire face à ce fléau. Vous, les Sages de l’Orient et de l’Occident, savez bien les raisons de cette épidémie qui part des lectures erronées des Livres sacrés, des politiques mondiales aveugles qui la soutiennent et des fonds considérables dont le dixième du dixième n’est pas dépensé pour lutter contre la pauvreté, l’ignorance, la maladie et le sous-développement dont souffrent les pays du tiers monde..

Sages occidentaux !

Nous sommes venus ici avec beaucoup d’espoirs et une confiance illimitée en votre véhémence, dévouement et détermination d’aller à l’encontre d’un courant violent dont les partisans veillent à séparer l’Occident et l’Orient, depuis la déploration qu’a faite Kipling sur les ruines de l’espoir d’une entente entre l’Orient et l’Occident. Est-il possible que l'oiseau de la paix gazouille entre l'Orient et l'Occident pour qu'ils s'entendent de nouveau à Florence, cette ville qui donne sur la méditerranée regroupant sur ses rives les peuples de l'Orient et ceux de l'Occident? Le temps est-il venu pour que les sages de l'Orient et de l'Occident appellent à cette paix qui doit prédominer le monde, réjouir l'humanité et la sauver d'une destruction prévue à long terme. En effet, la sagesse et la sincérité des sages pourraient nous éviter cet avenir.     

Merci pour votre attention.

Que la paix soit sur vous tous !

Fait à  Mashyakhat de l’Azhar. 

Le 21 Shaʻbān 1436 h. / 8 Juin 2015 ap. J.C.

Le Cheikh de l’Azhar

Ahmad al-Tayyib

 

[1] انظر الغرب والعالم الإسلامي، نظرة إسلامية، معهد العلاقات الخارجية في شتوتجارت ( ifa ) الفصل الأول ص 13-14.

[2] ibid., p.14.

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