L’Islam est la religion d’un milliard et demi d’hommes, soit 20% de la population de notre planète. L’Islam est un acteur considérable de la vie internationale, aussi bien sur le plan des relations politiques qu’économiques (le monde musulman dispose des plus grandes réserves de pétrole et de gaz). Une partie du monde musulman, notamment le monde arabe, est un voisin proche des nations européennes auxquelles il se trouve désormais mêlé par l’intermédiaire de nombreuses communautés de confession musulmane résidant dans la plupart des pays de l’Europe occidentale.
Pourtant, l’Islam reste mal connu dans le monde occidental. Je précise ici que le terme « Occident » est très vague et très approximatif pour définir des nations et des civilisations très diverses : il y a de grandes différences entre les nations catholiques, protestantes ou orthodoxes ; entre l’Europe et l’Amérique du Nord ; entre les nations européennes elles-mêmes.
J’emploie donc le terme Occident avec beaucoup de réserves et par simple commodité.
Quelle vision cet ensemble Occidental plus ou moins composite a-t-il de l’Islam ?
La littérature sur l’Islam est abondante mais il faut bien constater que la plupart des ouvrages s’intéressent à des aspects sociologiques, politiques ou événementiels –voire médiatiques– qui ne sont que des détails.
En réalité le monde occidental connaît mal l’Islam et parce qu’il le connaît mal il ne le comprend pas
Dans cette conférence, je souhaiterais aborder deux questions :
La première concerne la vision que l’Occident se fait de l’Islam et plus généralement la relation du monde occidental et de l’Islam.
La seconde question concerne la fausse querelle sur le choc des civilisations, Il s’agit donc de l’enjeu civilisationnel. On a sans doute raison de poser le problème en termes de civilisation mais, j’aurai l’occasion de m’expliquer, pas dans le sens d’une opposition entre les civilisations et il faudrait sans doute mieux opposer les civilisations au matérialisme.
Enfin, je terminerai par une remarque concernant l’ignorance de l’Islam de la part du monde occidental. C’est peut-être le problème essentiel : celui de l’enseignement de la réalité islamique.
1- L’Occident : une vision déformée de l’Islam
Après les changements politiques dans quelques pays arabo-musulmans, on a pu lire des commentaires hallucinés d’analystes présentant comme une catastrophe le fait que des partis politiques se réclamant de la religion aient pu arriver au pouvoir, au terme d’élections parfaitement régulières et démocratiques. Certains commentateurs ont multiplié les contre-vérités ou les clichés négatifs.
Souvent dès que l’on traite de l’Islam on entre dans l’exagération, et l’irrationnel. Objet de fantasmes, de craintes et d’incompréhension, l’Islam demeure une énigme pour la plupart des Occidentaux.
En Occident, l’Islam est souvent au centre de nombreux débats, d’interrogations ou même de peurs irraisonnées.
Il est généralement examiné à l’aune des valeurs ou des idéologies dominantes dans le monde occidental –par exemple la laïcité– sans que l’on prenne la peine de le considérer en se référant à sa spécificité propre et à ses valeurs.
En outre, il faut bien le dire, la plupart des Occidentaux considèrent l’Islam au seul regard des communautés immigrées –pourtant marginale par rapport à l’ensemble de la communauté musulmane mondiale- dont certaines minorités n’en donnent pas toujours une image très valorisante.
Jugé sans être compris, l’Islam ne peut que se retrouver en très mauvaise posture sur le banc des accusés.
Cette constatation conduit à une première remarque. Elle concerne le questionnement portant sur l'association, même involontaire, du mal et de l'Islam, notamment depuis les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis.
Islam et extrémisme
Cette association a une conséquence : la difficulté pour l'Occident de bien distinguer de l'Islam, religion et civilisation, et l'islamisme radical, qui s'est proclamé, au cours des trente dernières années, le porteur du ressentiment politique de certaines sociétés islamiques.
Dans ce contexte, il convient donc de mesurer les conséquences majeures d'une incompréhension qui conduit à des analyses, comme celle de Samuel Huntington (The Clash of Civilizations), selon lesquelles la suprématie occidentale conduit inévitablement à un choc entre une civilisation avancée et une autre qui est arriérée.
Certains soutiennent la thèse que les caricatures de l’Islam et les attaques contre cette religion ont pour objet de nourrir un sentiment anti-islamique qui permet de justifier auprès de l’opinion publique les guerres menées contre les pays musulmans à des fins purement politiques ou économiques (la mainmise sur les réserves énergétiques).
S'agissant plus précisément de l’idéologie extrémiste qui a pu engendrer le terrorisme, il est incontestable que certains milieux occidentaux s’emploient à faire croire que le terrorisme est inspiré par la pensée musulmane, ou du moins par les œuvres de certains penseurs traditionnels.
De toutes les idées fausses, la confusion entre la pensée islamique et l’extrémisme est la plus dangereuse car elle autorise des amalgames dangereux.
Cette confusion ne prend pas la mesure de la véritable nature de ces mouvements qui, loin de s’inscrire au cœur de l’Islam, n’en sont que des épiphénomènes très marginaux.
Je crois que le premier objectif doit consister à favoriser une meilleure connaissance de la réalité de la pensée islamique. Il faut montrer que l’Islam ne peut être confondu ou des courants minoritaires caractérisés par leur sectarisme révolutionnaire ou le terrorisme.
Il est également indispensable de préciser qu’il ne faudrait pas employer à tort et à travers, comme le font trop souvent les médias, des termes comme « islamisme », « salafisme », « djihadistes », etc.
Au début du xive siècle, le grand penseur classique Ibn Taimiyya (1262-1328) écrivait :
« Une grande partie de la mésentente entre les gens est due aux termes ambigus nouvellement inventés dont les sens diffèrent d'une personne à l'autre. […] Dans ces cas, il faut toujours veiller à éviter les termes vagues et utiliser les termes simples et clairs. Tout terme qui comporte une double connotation de vrai et de faux, ne doit pas être utilisé à moins de l'accompagner d'autres termes explicatifs qui soient clairs et précis et qui expriment bien le vrai sens»[1].
L’exigence exposée jadis par le grand Cheikh de l’Islam est toujours nécessaire.
En effet, le choix et la précision des mots sont importants, surtout lorsqu'il s'agit de questions aussi délicates que celles touchant à la religion. Aujourd’hui, des groupes déviants, malfaisants et, le plus souvent, ignorants ont accaparé des mots de l’Islam ; ils le sont pris en otages et les ont travestis.
L’une des raisons de la mauvaise vision de l’Islam par le monde occidental est que les extrémistes révolutionnaires et déviants ont tenté de donner à leurs activités un vernis islamique. C’est dans ces conditions qu’on a pu faire l’amalgame entre Islam, intégrisme, intolérance, terrorisme.
Il est devenu indispensable de démontrer que l’Islam n’a rien à voir avec le fanatisme et les extrémistes sont des imposteurs qui nuisent gravement à l’Islam et aux musulmans. Il convient de rappeler que l’Islam est la religion de la modération, du juste milieu, Dîn al wasat.
Il faut souligner que l’islamisme radical n’est pas une maladie sui generis de l’Islam. Les origines de l’extrémisme ne sont pas religieuses mais politiques. C’est un mouvement essentiellement politique.
Pour être clair, ce n’est pas l’Islam qui conduit à l’extrémisme ou au terrorisme, c’est l’ensemble des injustices et des mauvais coups dont les peuples musulmans sont victimes.
C’est donc une erreur de vouloir assimiler l’Islam au terrorisme. Et, plus encore, c’est une faute car cela consiste à nier les véritables causes des problèmes et à pérenniser les motivations des extrémistes.
Si l’on veut faire reculer l’extrémisme, la première urgence consiste à régler les crises du Proche-Orient : l’occupation de l’Irak, le drame de la Palestine, le long martyr de l’Afghanistan…
Il y a là un facteur d’incompréhension majeur. En effet, trop d’Occidentaux ont du mal à prendre la mesure du sentiment d’exaspération, d’humiliation, de frustration qui est celui des masses musulmanes face à des injustices politiques patentes.
Il est curieux que ceux qui en Occident ne cessent d’assimiler l’Islam et le terrorisme ne proposent jamais rien pour tenter de résoudre ces crises.
Pire encore, certains, notamment les néoconservateurs états-uniens, ont préféré inventer des connections fictives pour créer un Islam imaginaire pour mieux entretenir l’idéologie du choc des civilisations qui nourrit d’obscures visées hégémoniques.
Un autre facteur d’incompréhension, est l’idéologie de la fameuse laïcité.
Laïcité
A cet égard, il me semble indispensable de préciser que la laïcité est une idéologie et un modèle politique que la République française a choisi, au XIXe siècle, afin, d’une part, de régler un conflit multiséculaire entre l’Etat français et le pouvoir de Rome et d’autre part, impose rune idéologie de lutte contre la majorité monarchiste et catholique. A travers ces deux aspects, elle est la traduction d’une histoire politique et religieuse spécifique.
Si, comme l’a soutenu le philosophe Michel Foucault (m. 1984), nos représentations culturelles ou idéologiques ne peuvent prétendre à l’universel puisqu’elles procèdent d’une logique ou d’une histoire donnée, il faut bien admettre que la laïcité n’est pas un principe universel valable en tout temps et en tout lieu. Il est d’ailleurs remarquable que le terme laïc est intraduisible dans de nombreuses langues. L’anglais utilise le mot secular, lequel ne contient pas « la notion de mission » que recouvre le terme laïc en français, l’allemand emploie le mot weltlich et l’arabe les mots ulmaani (عماني , séculier) ou moul’hed (ملحد , païen, sans religion).
Il faut bien souligner que la laïcité revêt deux aspects que je viens de dire: le premier est la séparation du pouvoir politique et du pouvoir religieux. Sur ce premier aspect il y a un large consensus, y compris dans le monde musulman puisqu’il n’y a pas de clergé pouvant prétendre à accaparer le pouvoir, cela n’est pas la même chose en Iran chiite, en particulier avec la théorie du velayet el faqih, mais cela n’est pas notre propos.
Le deuxième aspect que le mot de laïcité peut recouvrir est une idéologie matérialiste, individualiste, anti-religieuse militante et parfois sectaire.
C’est cet aspect qui est en cause.
C’est la négation du fait religieux dans la vie sociale.
L’un des principes de la pensée islamique est que la religion est dîn wa dunya. Je pense d’ailleurs que toute religion est dîn wa dunya parce que la religion est ce qui relie les hommes et inspire les valeurs de la société.
La religion établit un lien entre les hommes, un modèle de vie et une source de normes. Lorsque les évêques de France prennent position contre le projet de loi autorisant le mariage des homosexuels, ils sont pleinement dans leur rôle consistant à défendre ce que l’Eglise considère comme des valeurs sociales fondamentales.
Il doit évidemment y a avoir une distinction du temporel et du spirituel dans l’ordre des moyens, mais dans l’ordre des fins il est tout aussi évident que l’un et l’autre concourent au bien commun qui est la finalité de la politique.
C’est d’ailleurs ce que rappelait le pape Jean-Paul II lorsqu’il affirmait
« Il est inadmissible et contraire à l’Evangile de prétendre circonscrire la religion à la sphère privée de la personne. Il est paradoxal d’oublier sa dimension politique et sociale »[2].
La laïcité radicale coudrait effacer la religion de la culture des peuples.
C’est une façon d’amputer les civilisations d’une marge partie de leur identité.
Sur ce point, je me réfèrerais au président Nicolas Sarkozy qui a déclaré, dans deux discours prononcés à Rome, en décembre 2007, et à Riyad, en janvier 2008, que « toutes les civilisations se sont appuyées sur la religion ». C’est un fait qu’il ne faut pas oublier.
Religion et société, religion et politique signifie plus une articulation, une coordination, une validité conjointe qu’une confusion.
Il est nécessaire de comprendre cette articulation pour détenir la clé de la pensée islamique profonde.
L’Islam laisse à l’homme une large part de responsabilité et de liberté pour l’organisation des affaires de ce monde. Il ne sous-tend pas une conception théocratique mais il implique une réconciliation entre les aspects spirituels et matériels de la vie humaine.
Le Coran comporte des prescriptions sur les comportements sociaux ; de ce fait, la religion ne peut être réduite à une simple affaire privée. Telle est l’interprétation commune à tout le monde musulman quelles que soient ses ramifications doctrinales.
Religion et communauté. La critique de la religion développée par les philosophes prérévolutionnaires –les « Lumières », Kant, Fichte (critique de la « foi statutaire ») – pour finir à Marx (« l’opium du peuple »), porte précisément sur cet aspect essentiel de la religion.
Elle a pour conclusion une idéologie de la sécularisation, laquelle ne signifie pas seulement la séparation de l’Etat et des institutions religieuses –point sur lequel tout le monde ou presque est d’accord – mais bien l’éradication du fait religieux.
La question centrale est celle des relations entre le politique –au sens de vie de la cité- et la religion. Exclure de l’ordre politique la transcendance – ce qui tourne la société vers le souverain bien (summum bonum) pour qu’il soit le fondement de l’ordre– est un grand débat.
L’une des caractéristiques des sociétés occidentales modernes (sécularisées) est qu’elles ont écarté le nous commun qui est le propre de la religion (religare). Elles ont redéfini la religion comme système de croyance individuelle, comme opinion. L’éthique individuelle a remplacé l’éthique commune et la recherche du bien commun.
En d’autre termes, la religion ne structure plus la société, elle n'en est plus le principe d'organisation ou de légitimité, elle se transforme en une simple idéologie, une croyance parmi d’autres possibles[3].
A vrai dire depuis la fin de la seconde guerre mondiale une sorte de Yalta idéologique s’était installé entre le libéralisme et le marxisme conduisant à un partage entre deux idéologies dominantes reposant sur des piliers communs : le matérialisme et l’individualisme. L’un et l’autre écartent d’emblée le spirituel dans la société et cantonnant le religieux dans le domaine du privé, ce qui revient très précisément à lui ôter toute sa signification puisque c’est la priver de l’essentiel : le fait d’être une source d’inspiration de morale sociale, une éthique partagée fondant les valeurs communes et exposant les critères du bien et mal.
La conséquence de ce recul moral et spirituel, dans les sociétés occidentales, est que l’idée fondamentale du bien commun cède le pas devant les intérêts particuliers ou l’influence des groupes de pression (lobbies).
J’ajoute qu’une certaine forme de laïcité radicale tolère d’autant moins de fait religieux, le pouvoir spirituel, qu’elle a la prétention d’assumer elle-même une sorte de pouvoir moral.
La laïcité se substitue alors à la religion pour enseigner, éduquer, imposer ses propres dogmes. On ne comprendrait pas la force du sentiment anti-religieux de la laïcité radicale si l’on fait abstraction du fait qu’elle est elle-même une idéologie messianique, quasi religieuse.
Bien sûr, cette conception laïque sectaire et exagérée empêche de comprendre le retour du religieux qui se manifeste dans de nombreux endroits du monde.
Ce retour du religieux est une contestation d’une mondialisation matérialiste qui est en quelque sorte le stade suprême du système ultralibéral.
La mondialisation –c’est-à-dire la conception uniquement marchande de l’univers- ne se borne pas à favoriser les spéculations financières enrichissant les actionnaires et à ruiner l’économie réelle, elle a également pour marque de fabrique la « dépolitisation » laquelle fait en sorte que les hommes ne sont plus des citoyens mais des consommateurs.
La société moderne est celle où l’homme est réduit à l’état d’individu. Un individu dont on proclame sans cesse de nouveaux droits, souvent saugrenus !
De fait, cet individu que l’on oppose constamment à la société –à l’ordre social- est un homme amenuisé car l’homme est avant tout un animal social, donc un animal politique, donc un animal religieux.
Religion ! On sait quelle extraordinaire hostilité ce terme continue à susciter dans le monde occidental, en particulier en Europe de l’Ouest.
Mais voilà un curieux retournement des choses depuis quelques années. Alors que certains gourous, comme Sartre[4], avaient cru pouvoir annoncer la « mort de Dieu », la religion a fait un retour tout aussi remarquable qu’ambigüe et incompréhensible pour une certaine pensée occidentale.
Face à ce retour, l’incompréhension et l’hostilité envers la religion d’une certaine idéologie laïque radicale se sont renforcées. C’est sans doute l’explication du laxisme dont font preuve certains Etats occidentaux en matière de diffamation religieuse
La diffamation des religions
Depuis quelques années, on a vu se développer la revendication de nombreux pays visant à faire adopter des résolutions condamnant la diffamation des religions.
La récente affaire du film antimusulman aux Etats-Unis et des misérables caricatures publiées par un journal français est loin d’être une tempête dans un verre d’eau, elle comporte un aspect géopolitique de premier ordre.
Le Premier ministre et le ministre des Affaires étrangères français ont déploré la provocation mais se sont cru obligés de préciser qu’ils respectaient « la liberté d’expression ». Il semble que sur ce point, le débat soit particulièrement mal posé.
Dans un communiqué, publié le 19 septembre 2012, Mgr Dubost, président du Conseil pour les relations interreligieuses des évêques de France, et M. Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman, ont déclaré « nous soutenons la liberté de s’exprimer. Mais la liberté se met elle-même en danger si elle oublie la fraternité et le respect de l’égale dignité ».
Le mot clé ici est respect. Ce n’est pas en insultant les autres que l’on consolide ses propres valeurs. En effet, où est la liberté lorsqu’il s’agit tout simplement d’offenser, de mépriser et de haïr ouvertement une communauté religieuse ?
A cet égard, il serait temps de cesser de confondre la liberté d’expression, y compris celle de critiquer les religions, et des provocations dont l’excès rappelle la pire propagande des idéologies totalitaires. La liberté d'expression n’a de valeur que si elle s’exerce dans un esprit de tolérance et de respect des croyances de chacun.
Il est clair que tel n’est pas le cas en l’espèce A vrai dire le film ou les caricatures contre l’Islam -c’est-à-dire contre les musulmans- donnent une représentation outrageuse des musulmans qui est du niveau de l’ignoble film allemand, Le Juif Suss. De nos jours, il serait heureusement impossible de diffuser ce film antisémite, et c’est heureux, comme il serait impossible de caricaturer telle ou telle minorité ethnique ou sexuelle mais beaucoup trouvent encore normal que l’on puisse diffamer l’Islam ou le Pape et les catholiques.
En tout cas, une fois de plus les extrémistes d’un bord ont réveillé les extrémistes de l’autre bord. Le mal est fait, c’est sans doute l’objectif qui était recherché par ceux qui veulent encourager une confrontation stérile avec l’Orient musulman. Plutôt que de s’en tenir à des déclarations plus ou moins emberlificotées, il y aurait un moyen bien simple de désarmer les extrémistes en faisant progresser le dispositif légal visant à condamner la diffamation en matière religieuse.
En février 2006, l’Organisation de la coopération islamique (OCI) a demandé l’inscription dans la charte du Conseil des droits de l’homme d’un principe affirmant que « le droit à la liberté d’expression est incompatible avec la diffamation des religions et des prophètes ». Elle a également réclamé le vote, par l’Assemblée générale de l’ONU, d’une résolution dans ce sens.
Le 8 septembre suivant, l’Assemblée générale faisait un pas timide dans cette direction en inscrivant dans sa résolution 60/288 sur la stratégie de lutte contre le terrorisme, la recommandation faite aux États d’entreprendre de lutter contre « la diffamation des religions ». Depuis on n’a cessé de tourner en rond, les Etats occidentaux s’opposant à ce que la diffamation des religions soit reconnue en tant qu’atteinte à un droit humain au motif que les droits humains ne devraient concerner et défendre que les intérêts des individus et non pas des sociétés et des religions. C’est une curieuse façon de prétendre défendre les droits humains en coupant l’homme de son milieu social et culturel et en faisant abstraction du fait que les religions rassemblent des croyants, donc des individus qui sont les premières victimes lorsque leur religion est diffamée puisque ces diffamations visent finalement à inciter à la haine et au racisme à l’encontre des croyants.
Par ailleurs, les adversaires des textes condamnant la diffamation des religions tentent de déplacer le débat sur le terrain de la défense de la liberté d’opinion en affirmant qu’il s’agirait de bannir toute critique des religions alors qu’il s’agit tout simplement de condamner la diffamation à l’encontre de centaines de millions de croyants attachés à leur religion–quelle qu’elle soit- et à punir les insultes insupportables que l’on ne tolère pas dans d’autres domaines.
Après plusieurs années de débat, l’Assemblée générale de l’ONU a décidé de reformuler le concept en mettant l’accent sur la protection des personnes, et non plus sur la religion elle-même. On voit qu’il y a encore du chemin à faire pour concilier les positions …
En réalité, on peut se demander si la cause première de la vision déformée de l’Islam en Occident ne provient pas de l’incapacité de certains milieux américains ou européens à admettre la diversité culturelle.
Admettre la diversité
Ici nous touchons à ce qu’il faut bien appeler l’autosuffisance, c’est-à-dire la prétention que le monde entier devrait adopter le modèle occidental –on peut d’ailleurs se demander lequel- pour parvenir à une prétendue civilisation universelle, ce qui en gros signifierait une uniformisation du monde sur le plus petit commun dénominateur, donc un appauvrissement spirituel, culturel, moral. .
Ce qui est en cause c’est l’arrogance occidentalocentriste et l’attitude hégémonique d’une superpuissance impériale. C’est la prétention de l’occident d’imposer des valeurs –on ne sait d’ailleurs pas trop lesquelles- et des normes au monde entier. Le stade suprême de cette arrogance est l’impérialisme moral des Etats-Unis prétendant être l’empire du Bien en lutte contre le mal.
Ici, la problématique concerne le respect de la diversité dans un monde qui tendrait à l’uniformisation et à la globalisation.
Le grand philosophe français du XVIe siècle, Michel de Montaigne écrivait qu’il faut aborder l’humanité « à partir de la variété et de la diversité »[5].
De nos jours, cette exigence du sage Montaigne est particulièrement recommandée si l’on veut étudier raisonnablement la civilisation musulmane. Il est clair qu’en l’absence de tout effort de compréhension, il n’est pas possible d’échapper à la caricature ou aux jugements négatifs. Le plus fréquent de ces jugements est que l’Islam serait inerte, figé dans le passé, incapable d’évoluer.
Cette vue réductrice des choses fait peu de place au véritable Islam. Celui qui entretient un rapport étroit entre l’authenticité et la prise en compte des évolutions naturelles. Celui de la tradition islamique de la réforme, c’est-à-dire de la Tradition maintenue vivante par l’ijtihâd.
Mais ceci est un autre débat, peut être l’objet d’une autre conférence à l’occasion de la publication de la traduction de mon livre La tradition islamique de la réforme. Cette traduction est l’œuvre du professeur Oussama Nabil que je remercie très chaleureusement. Je crois que nous avons le projet d’un grand colloque autour de ce sujet en mars ou en avril prochain.
Maintenant venons-en à la deuxième question que je souhaite aborder.
2- Choc ou alliance des civilisations ?
Depuis le fameux article de Samuel Huntington, publié en 1993 dans la revue Foreign affairs, le slogan du choc des civilisations a fait son chemin.
A vrai dire, le choc des civilisations est une idéologie née aux Etats-Unis. Elle a eu pour but de faire de l’Islam un bouc-émissaire pour justifier les gesticulations impérialistes des Etats-Unis dans le monde arabo-musulman. L’Islam a pris la place du défunt communisme dans le rôle de l’ennemi mondial.
Il faut bien voir où sont les véritables enjeux. Il ne faut pas se tromper d’adversaires. L’ennemi ce n’est pas l’autre, le danger ce n’est pas le choc des civilisations.
Le monde de l’après-guerre froide, c'est-à-dire le monde du xxie siècle, est un univers purement matérialiste. Ce monde ne nourrit aucun grand dessein capable de soulever l'espérance de l'humanité tout entière. C’est le monde de la globalisation qui est surtout marquée par le sentiment de la perte ou de l'absence du sens.
C’est dire que la véritable crise, plus grave encore que l’écroulement des bourses, de l’économie virtuelle et des niches financières est le matérialisme nihiliste. Ce matérialisme éradicateur du spirituel est particulièrement à l’œuvre au sein des pays occidentaux.
Disons-le tout net ! Ce qui menace le monde n’est pas le choc des civilisations mais la globalisation qui tend vers le matérialisme, l’individualisme et la perte des valeurs morales et spirituelles.
Toutes les civilisations sont menacées par le même danger matérialiste et elles doivent s’épauler et dialoguer pour préserver leurs valeurs et la diversité culturelle du monde.
Pour tout dire, le danger qui nous guette n’est pas un improbable « choc des civilisations », mais c’est la disparation des civilisations elles-mêmes.
Le grand écrivain russe Alexandre Soljenitsyne a décrit le vide spirituel de l’Occident. Tel n’est pas encore le cas dans les pays de l’Islam. Si l’on veut bien considérer que l’Islam est parmi les derniers grands systèmes de pensée à défendre une certaine idée de l’homme, on comprend mieux le rôle de l’islam dans le monde moderne.
Aujourd’hui, plus encore qu’hier, le rôle des religions est de ramener les hommes aux réalités et à la raison. Leur rôle est de redonner du sens et de la confiance pour mettre un terme au désolant vide de la moralité contemporaine. L’espérance religieuse retrouve toute sa pertinence pour refonder une politique de civilisation. Il est incontestable que l’Islam reste l’un des derniers grands systèmes de pensée à défendre une certaine idée de la dignité de l’homme, parce qu’il continue à porter des valeurs spirituelles.
En ayant su préserver la position centrale des valeurs morales comme caractère essentiel de la société humaine, l’Islam peut contribuer à la renaissance de ces valeurs dans un monde menacé par la globalisation matérialiste.
Tel est le fondement du dialogue des civilisations auquel appellent les esprits éclairés des deux grandes religions lorsqu’ils affirment que les problèmes sont communs : la place de la religion dans la vie des sociétés, l’équilibre dans la cité entre le spirituel et le temporel, une meilleure connaissance des autres favorisant le respect tolérant des diversités, la préservation des valeurs morales face aux impératifs du Marché mondialisé.
C’est précisément l’analyse du pape Jean-Paul II, puis de son successeur Benoît XVI qui déclarait, le 25 septembre 2006, aux ambassadeurs des pays musulmans :
« Le dialogue interreligieux et interculturel entre chrétiens et musulmans ne peut se réduire à un choix passager. Il est en effet une nécessité vitale, dont dépend en grande partie notre avenir. Dans un monde marqué par le relativisme et excluant trop souvent la transcendance de l’universalité de la raison, nous avons impérativement besoin d’un dialogue authentique entre les religions et entre les cultures, capable de nous aider à surmonter ensemble toutes les tensions, dans un esprit de collaboration fructueuse. … »[6]
Le 6 novembre 2007, à l’issue d’une rencontre historique avec le Souverain Pontife, le roi Abdallah d’Arabie Saoudite, Gardien des deux Saintes Mosquées, déclarait :
« Le temps n’est plus pour les religions de se combattre entre elles, mais à combattre ensemble contre le recul des valeurs morales et spirituelles, contre le matérialisme, contre les excès de l’individualisme ».
La confrontation n’est donc pas entre l’Islam et un Occident. La véritable confrontation –celle dont l’avenir de l’humanité fournit l’enjeu- se trouve entre les civilisations et le danger d’une nouvelle barbarie.
Le temps est donc venu de la concertation entre les grandes religions monothéistes pour préserver une certaine idée de l’humanité. Du même coup, cette prise de conscience devrait favoriser une alliance entre les civilisations, c'est-à-dire surtout entre les deux grandes religions monothéistes et universalistes qui sont les soubassements de nos civilisations
. Il semble également indispensable de préciser qu’alliance ne signifie ni confusion ni alignement. Elle ne doit pas se confondre avec la recherche d’indésirables syncrétismes ; elle doit favoriser des échanges féconds dans le respect mutuel des identités et de différences qui ne doivent être ni minimisées ni exagérées.
Cette alliance ne doit pas être réduite à un slogan. Elle doit prendre une forme concrète : l’action commune pour construire un monde qui retrouvera une signification spirituelle pour ne pas devenir une termitière uniformisée et déshumanisée.
Le monde a besoin de civilisations fortes et fermes. Loin d’être condamnées à s’affronter avec acrimonie, les civilisations ont l’ardente obligation de coopérer pour faire prévaloir l’humanisme face à la globalisation totalitaire et éradicatrice des civilisations.
L’alliance entre les religions chrétiennes (catholicisme, orthodoxie, protestantisme) et l’Islam suppose d’abord de faire l’effort de mieux se connaître les uns les autres. Cela implique des échanges, des rencontres, des débats. Cela implique aussi de favoriser de part et d’autre un meilleur accès à la connaissance des autres religions, des autres civilisations : je pense aux programmes scolaires (par exemple, l’enseignement de l’Histoire) ou universitaires (par exemple, le droit comparé) ; je pense également aux émissions de radio, de télévisions, au cinéma, à l’édition, etc.
Le dialogue doit également se proposer comme but de mieux cerner les convergences, de faire ressortir clairement les valeurs partagées, les idéaux fondamentaux. Il faut une alliance afin d’agir en commun et œuvrer pour l’insertion d’idéaux éthiques et de valeurs spirituelles dans la trame des réalités les plus concrètes.
Il faut construire une alliance pour mener la grande bataille en faveur des valeurs spirituelles de façon que le monde de demain ne soit pas livré au culte stérile de l’individu passager et au matérialisme nihiliste, confondant le progrès technique et le progrès moral.
Aujourd’hui, plus encore qu’hier, le rôle des religions est de ramener les hommes aux réalités et à la raison. Leur rôle est de redonner du sens et de la confiance pour mettre un terme au désolant vide de la moralité contemporaine.
Précisément, ce que rappelle l’Islam c’est que la vie, la civilisation n’est pas dans des individus successifs et éphémères mais dans ce qui donne à l’ensemble une unité et un sens. Son Message sera de nouveau salutaire, s’il retrouve, dans sa Tradition authentique, l’énergie nécessaire pour relancer la dynamique du renouveau. Le monde musulman est confronté au défi de rechercher sa propre voie vers le moderne dans le cadre de la civilisation islamique et celui de la Loi sacrée de l’Islam, c'est-à-dire en conciliant la permanence, les principes dérivés de la Révélation (wahy), et les changements exigés par l’évolution des sociétés. J’ai exposé dans un ouvrage récent que c’est précisément le rôle de l’ijtihâd[7].
L’objectif ultime est de présenter une alternative crédible non pas à l’Occident, mais à une conception fondée sur la consommation, l’utilité et le profit. Il s’agit de proposer un renouveau humaniste face à la dérive d’un monde en perte de sens, où le matérialisme, l’individualisme, les tentations communautaristes ou sectaires ne cessent de progresser.
Le grand islamologue André Miquel a pu constater que la question n’est donc plus de retourner contre l’Occident, les modèles proposés par lui, ni même de rechercher une identité compatible avec lesdits modèles
« La question est désormais de trouver cette identité en soi, et, peut-être, à travers elle, de proposer à son tour de nouveaux modèles à la vie du monde. Le vieux rêve, parfois raillé, des réformistes musulmans qui, vers la fin du xixe siècle, préconisaient, au nom du progrès, la maîtrise des techniques de l’Occident, et, au nom du salut, le rejet de son affairisme, ce vieux rêve pourrait bien, en ces accents prémonitoires, résonner de toute une jeunesse retrouvée »[8].
L’alliance des civilisations concerne tout particulièrement le monde européen et l’islam. Son but ultime doit avoir pour objet de continuer à faire de cette région du monde la grande « accoucheuse de civilisations » qu’elle a toujours été.
Mais le dialogue constructif suppose la compréhension et la connaissance.
3- Faire progresser la connaissance
La priorité est de changer la perception erronée de l’Islam en Occident. Il est indispensable de faire progresser la connaissance de l’Islam réel, celui de 1,5 milliard de Croyants qui pratiquent l’Islam tranquille, pas celui des clichés ou celui des caricatures.
Il est temps de prendre conscience que l’extrémisme, le fanatisme, le terrorisme ne sont que des phénomènes marginaux. Ces fléaux ne doivent rien à l’Islam, ils ne doivent pas occulter la réalité de l’Islam.
Je ne doute pas qu’une meilleure connaissance les uns des autres, permettra de découvrir ou redécouvrir les valeurs partagées qui sont les nôtres.
L’enseignement de l’Islam, en particulier du fait religieux est un véritable problème qui ne peut être résolu qu’en mettant en place un grand chantier de réflexion.
D’abord un rappel : l’enseignement de l’Islam a ses lettres de noblesse en France. Au XVIe siècle, le roi François 1er créa le Collège royal, actuel Collège de France, dont l’un des objectifs allait être l’étude de la langue arabe et de la civilisation musulmane.
Le premier grand islamisant français fut Guillaume Postel (1510-1581), professeur au Collège royal qui fut envoyé deux fois en Orient par le roi François Ier, il prêcha la réconciliation des musulmans et des chrétiens.
Le Coran a été traduit dès 1647 par l’orientaliste André Du Ryer, dont le livre fut constamment réédité durant plus d’un siècle avant d’être éclipsée par la traduction de Claude-Etienne Savary[9].
Savary (1750-1788), est également l’auteur d’une Morale de Mahomet ou Recueil des plus pures maximes du Coran, parue en 1784. Dans cet ouvrage, il est précisé en sous-titre : « On ne trouvera dans cet abrégé que des pensées propres à élever l'âme, & à rappeler à l'homme ses devoirs envers la Divinité, envers soi-même & envers ses semblables ».
Jusqu’aux années 1980, il y a eu un enseignement de l’Islam de très haut niveau avec des savants comme Henri Laoust ou Jacques Berque. Paradoxalement c’est au moment l’on aurait le plus besoin que l’islamologie a décliné.
Aujourd’hui, on va certes trouver dans les facultés ou dans les grandes écoles des enseignements sur le monde musulman, le Moyen-Orient, la Méditerranée, mais la plupart du temps sous le seul aspect de la géopolitique, et il fait bien le dire sous l’angle des crises, des conflits.
En revanche presque rien sur l’Islam réel.
Pourtant, il ne faut pas oublier que l’Islam est avant tout une religion, une pensée religieuse.
Et on ne comprendra rien à l’Islam et au monde musulman si on ne va pas à la rencontre de cette pensée pour au moins la connaitre et tenter d’en avoir une idée plus juste.
Qu’est ce qui s’oppose à cette connaissance ?
- Sans doute des raisons inavouable, il est plus facile de stigmatiser l’islam si les gens ne le connaissent pas ?
- Surtout, le poids d’une idéologie laïque qui s’oppose à l’enseignement du fait religieux. Ceci est une erreur car ce n’est pas l’enseignement religieux qui est dangereux mais l’absence d’enseignement, l’ignorance qui favorise les charlatans, les extrémismes et les sectes…
Il est donc indispensable de faire progresser la connaissance exacte de l’Islam, c’est à dire la connaissance du fait religieux, de la pensée islamique, de l’islam réel. Y compris de ce que l’Islam peut apporter comme solution à des problèmes contemporains. Je ne citerai qu’un exemple, celui de la finance islamique.
Il est intéressant de noter que le journal du Vatican, l’Osservatore Romano a fait l’éloge de la finance islamique, dans son édition du 9 mars 2009.
En effet, un article intitulé « La finance islamique des propositions et des idées pour l'Occident en crise » a soutenu qu’il incombe aux banques occidentales d’étudier minutieusement les règles éthiques et morale de la finance islamique afin de retrouver la confiance de leurs clients, ébranlée par la crise mondiale.
Le journal officiel du Vatican écrit : « Les principes éthiques sur lesquels est basée la finance islamique rapprochent les banques de leurs clients et du véritable esprit qui devrait caractériser tous services financiers. »
Voici la preuve que l’enseignement de l’Islam peut avoir un intérêt pratique, professionnel et très actuel.
En fait c’est un chantier immense qui devait passer par l’ouverture de chaires spécialisées, d’instituts, de centres de recherche.
Si l’Occident doit comprendre l’Islam, ce n’est pas parce qu’il constituerait la prochaine « grande menace », comme le prétendent les néoconservateurs d’Outre-Atlantique, mais parce qu’il contient beaucoup de valeurs morales que l’Occident a perdues de vue.
La frénésie de la modernité –qui signifie tout simplement l’instantanée, l’éphémère- a conduit beaucoup d’Occidentaux à se vanter d’être des hommes de l’avenir au seul motif qu’ils ont renié leur passé. A force de proclamer que Dieu est mort, l’homme moderne s’est convaincu qu’il est le seul dieu. Cet orgueil incommensurable est tout entier tourné vers une activité sans fin, absorbé par les seuls appétits matériels, engagé dans une course effrénée vers le néant. De fait la maitrise technologique et le progrès technique n’a rien engendré d’autre que la société de consommation et la vénération de seuls biens matériels. Cela ne fait pas une civilisation.
C’est d’autant moins une civilisation que les idéologies dominantes aux Etats-Unis et dans la plupart des nations européennes sont celles des petites revendications individuelles, des doléances sectaires ou communautaires qui ignorent la société prise dans son ensemble, sa permanence et sa dimension historique et spirituelle.
Dans ces conditions, il est temps que l’Occident, frappé par ce que Renan aurait qualifié de crise intellectuelle et morale, redécouvre la richesse des valeurs universelles de l’Islam.
Il temps qu’il se souvienne –ou qu’il apprenne- que l’Islam a posé le principe d’une égalité absolue entre les hommes, quelles que soient leur nation ou leur race[10], et une égalité de tous devant la loi. Il a admis la liberté de croyance et pratiqué la tolérance envers les autres religions[11]. Il a assuré la liberté de pensée, invitant chaque croyant à défendre auprès des autorités ce qu’il estimait juste en vertu de l’obligation de « bon conseil ». Il a prôné la fraternité et la solidarité effective des membres de la société, instituant le premier système moderne de répartition des richesses et d’aide aux plus démunis (zakat). Tout en garantissant la propriété privée, il a fait obligation aux plus riches de ne pas abuser de leur richesse. Il a fait prévaloir le sens de l’unité sur les divisions tribales, sectaires ou ethniques. Il a rejeté l’obscurantisme et les superstitions, ce qui l’a conduit à encourager le savoir («Recherchez la science, serait-ce en Chine, car la recherche de la science est une obligation assignée à tout Musulman »[12]). Il a promu l’enseignement, l’effort de compréhension, la science. Enfin, l’Islam a posé le principe de la dignité humaine puisque l’homme, gérant de Dieu sur terre, doit faire tout son possible pour se montrer digne de cette lieu-tenance ; ce qui laisse une large part à l’intervention de la raison et de la volonté humaine.
Tels sont ces principes qui constituent le socle de l’Islam –et non les hallucinations de quelques extrémistes déviants.
Jacques Berque a bien mis en exergue la dynamique qui fut celle de l’Islam : «L’Islam m’apparaît, comme un système qui, à une époque de lassitude du monde, voulut lui rendre sa jeunesse ». Or voici que le monde connaît encore une grande lassitude morale et spirituelle.
Un grand penseur arabe moderne a proclamé que l’Islam conserve « la même et invariable aptitude à se développer, engendrer et innover »[13]. Il appartient aux musulmans de ne pas concevoir cette religion essentiellement dynamique comme un retour en arrière mais toujours comme un élan de vie et d’espoir.
Une bonne compréhension de l’Islam appelle à un effort de réforme, de revivification.
Et cette revivification est dans l’intérêt de toute l’humanité puisqu’il s’agit de faire face à un nouveau désordre mondial qui ne fait plus aucune place à l’homme, à la diversité des civilisations et à l’idée même de civilisation.
En conclusion, cessons d’opposer ce qui devrait être allié. Voyons loin et haut. Je cite encore le regretté professeur Berque « J’appelle à des Andalousies toujours recommencées, dont nous portons en nous à la fois les décombres amoncelés et l’inlassable espérance »
L’Andalousie est cet instant exceptionnel où Musulmans, Chrétiens et Juifs ont travaillé ensemble, créé ensemble. L’instant où s’ébaucha une alliance des civilisations.
Voici notre grand défi, notre mission historique de part et d’autre de la Méditerranée. Faisons en sorte que cette mer partagée ne soit pas seulement un espace de souvenir mais un nouveau pôle de civilisations. C’est le véritable enjeu de la relation entre l’Occident et l’Islam.
Retrouvons une utopie créatrice en travaillant ensemble autour notre mer commune, accoucheuse des grandes civilisations. Oui, travaillons à de nouvelles Andalousies où se conjuguerons nos vieilles cultures européennes et arabo-musulmane dans un nouvel élan de vie et d’humanisme.
[1] Cité par Laoust, Henri. Essai sur les doctrines sociales et politiques de Taki-d-Din Ahmad b. Taimiya. Le Caire : coll. Mélanges de philologie et d’histoire de l’IFAO, 1939.
[2] Discours de Madrid, juin 1993.
[3] Gauchet, Marcel. La démocratie contre elle-même. Paris : Gallimard, 2002. V. également : Le désenchantement du monde : Une histoire politique de la religion. Paris : Gallimard, 1985.
[4] Sartre, Jean-Paul. Le diable et le Bon Dieu, 1951.
[5] Montaigne. Les Essais, 1580-1588.
[6] Discours du pape Benoît XVI aux ambassadeurs des pays musulmans, Castel Gandolfo, le lundi 25 septembre 2006. Reproduit in Lelong, Michel. Prêtre de Jésus-Christ parmi les musulmans. Paris : François-Xavier de Guibert, 2007.
[7] Saint-Prot, Charles. Islam. L’avenir de la Tradition entre révolution et occidentalisation. Paris : le Rocher, 2008.
[8] Miquel, André. Propos de littérature arabe. Paris : Le calligraphe, 1983. Cet ouvrage reproduit notamment la leçon inaugurale que le professeur Miquel prononçait au Collège de France, le 3 décembre 1976, leçon dont est tirée la citation.
[9] Savary, Claude-Étienne. Le Coran, traduit de l'Arabe, accompagné de notes, et précédé d'un abrégé de la vie de Mahomet, tiré des écrivains orientaux les plus estimés. Paris: Knapen & fils, Onfroy, 1783.
[10] Par exemple, les hadiths : « Les hommes sont égaux comme les dents du peigne» ; « Les hommes sont enfants d'Adam et Adam vient de la poussière. Pas de supériorité à un Arabe sur un non-Arabe ».
[11] « Ceux qui croient, ceux qui pratiquent le judaïsme, ceux qui sont Chrétiens ou Sabéens, ceux qui croient en Dieu et au dernier Jour ceux qui font le bien: voilà ceux qui trouveront leur récompense auprès de leur Seigneur » (Coran, II-62).
[12] Hadith rapporté par Boukhari.
[13] Aflak, Michel. « Commémoration du Prophète arabe », discours de 1943 à Damas.